Type de document

Rapports de recherche scientifique

Année de publication

2012

Langue

Français

Résumé

Dans les économies développées telles le Québec, on assiste à un vieillissement de la population active et à un départ anticipé à la retraite de la génération du baby-boom ainsi qu'à l'arrivée de nouveaux personnels. Bien que ces départs à la retraite aient toujours fait partie de la réalité des organisations, le contexte actuel laisse entrevoir des problèmes importants au plan de la façon d'effectuer la transition et d'assurer la continuité de la mémoire organisationnelle. Dans ce contexte la question de la transmission des savoirs de métier se pose avec la plus grande acuité et les travailleurs vieillissants peuvent être appelés à occuper un rôle déterminant à ce sujet. Ce projet s'intéresse à ce rôle des travailleurs vieillissants. Il vise à identifier les conditions qui soutiennent la transmission de ces savoirs. En plus des conditions favorables, il vise aussi à identifier les obstacles à la transmission afin de prévenir une perte d'expertise et l'exposition aux risques pour la santé et sécurité au travail (SST) des personnels de tous âges.

Cette recherche interdisciplinaire comprend des études de cas enchâssées de quatre métiers : les techniciens du cinéma, les auxiliaires familiales et sociales (AFS), les infirmières de soins à domicile, les aides à l'alimentation. Ces métiers ont été sélectionnés selon les critères suivants : un haut risque reconnu pour la SST; la présence d'une main-d'oeuvre vieillissante; une certaine connaissance de l'activité de travail et des stratégies de travail développées dans ces métiers par les chercheurs; l'intérêt et la demande provenant du milieu. Ils ont aussi été choisis parce qu'ils permettent de comparer des métiers de production et des métiers de service, des formes plus ou moins atypiques de travail de même que des organisations plus ou moins structurées. Pour rendre compte de cette problématique complexe, les données recueillies proviennent de différentes sources : 19 entrevues individuelles auprès de gestionnaires et de représentants du personnel; 40 entrevues auprès d'employés expérimentés et novices; 23 jours d'observations de l'activité de travail et de l'activité de transmission; observation de 15 réunions de travail de divers types auxquelles ont participé des AFS et des infirmières de soin à domicile; 5 entrevues collectives; observation de quatre journées de formation professionnelle; documents administratifs; données de main-d'oeuvre, de lésions professionnelles et d'absence pour problèmes de santé au cours des dernières années. De plus, des comités de suivi locaux de même qu'un comité de suivi global de la recherche ont été constitués.

Les résultats indiquent que l'apprentissage d'un métier est un processus complexe qui dure tout le long de la vie professionnelle. Même dans le cas où des formations professionnelles existent, celles-ci ne suffisent pas. En effet, les savoirs de métier et de protection se développent principalement en étant confrontés à des situations concrètes de travail. Cette confrontation peut être plus ou moins longue selon le métier pour arriver à en maîtriser toutes les facettes. Ainsi, le novice en arrivant dans un milieu de travail doit bâtir son expertise qui est située par rapport au contexte particulier du travail. C'est à ce moment que les travailleurs expérimentés peuvent jouer un rôle fondamental dans les organisations parce qu'ils ont développé cette connaissance qui tient compte du contexte.

Dans le cadre de la présente étude, c'est une approche d'identification de situations d'action caractéristiques (SAC), centrée sur le contexte de travail et la mobilisation des savoirs nécessaires à leur réalisation plutôt que sur leur typologie, qui a été retenue. Les SAC sont des situations particulièrement critiques pour la réalisation du travail, elles reviennent fréquemment et leur maîtrise se développe par un apprentissage en contexte. En effet, les formations formelles, lorsqu'elles existent, ne préparent pas à la réalisation de ces SAC. C'est donc sur le tas que les novices doivent apprendre à le faire. L'analyse de ces SAC permet de mettre en lumière la complexité des savoirs mobilisés qui sont nécessaires pour arriver à les réaliser. Ces savoirs visent des objectifs multiples d'efficacité du travail, de qualité du produit ou du service, et de protection de sa propre santé et de celle des autres. Ces situations s'avèrent riches en savoirs de métiers et de prudence qui se manifestent de façon imbriquée, et qui relèvent de dimensions technique, relationnelle et organisationnelle du travail qui sont importantes pour la transmission. L'analyse de ces SAC permet aussi de mettre en évidence les stratégies qui sont mises en oeuvre par le personnel de même que les compromis qui sont faits par les individus pour tenir compte du contexte particulier de leur réalisation. Or, ces compromis évoluent au fil du temps, car ils dépendent des contraintes du travail, de même que de l'état de santé et de fatigue des travailleurs ainsi que, dans les métiers de services, des particularités des clientèles et de leurs évolutions. Ainsi, le fait qu'un novice et un expérimenté soient mobilisés ensemble dans une situation d'action caractéristique (SAC) permet à celui-ci de transmettre ses savoirs, ses stratégies et les compromis qu'il a élaborés avec l'expérience du travail de même que les pourquoi de ces choix. Cette approche par SAC permet de faciliter la verbalisation des savoirs parce qu'elle est centrée sur des situations qui surviennent réellement dans le travail.

Un autre constat de l'étude est que l'activité de transmission, qu'elle soit formelle ou non, présente une dimension collective qui est incontournable. En effet, l'activité de transmission se construit dans une dynamique de relation en binôme entre le travailleur expérimenté et le novice, mais, également, avec un collectif de travail fort et stable. Ces deux facettes de la transmission sont indissociables.

L'étude montre aussi que les travailleurs les plus anciens ont un rôle central dans la transmission des savoirs et l'intégration des novices. Ils se soucient de transmettre leurs savoirs et de contribuer à assurer une relève. Ils ont plusieurs choses à dire sur leur travail et veulent le faire. Pour cela, ils élaborent de multiples stratégies de transmission. Ce besoin de transmettre des travailleurs plus âgés peut être mis à profit par les organisations si celles-ci les outillent et leur confient ce nouveau rôle. D'autre part, les novices ont aussi un rôle à jouer dans l'apprentissage du métier. Plus le novice adopte des comportements se conformant à la culture du métier, plus vite il est intégré au sein du collectif de travail, et c'est l'accès à ce collectif qui lui ouvre ensuite la voie vers des occasions d'apprentissage par la transmission.

La rencontre et la possibilité d'échanger sur le métier sont des conditions essentielles à la transmission. Ainsi, si ces moments et ces lieux d'échanges sont réduits cela affecte directement la transmission. L'activité de transmission est opportuniste en ce sens que dans une situation particulière, les expérimentés tendent à transmettre des savoirs généralisables à des situations similaires ou à ouvrir à des déterminants plus lointains qui expliquent la situation afin d'élargir le champ des connaissances des novices. La transmission est aussi opportuniste dans le sens que les nouveaux profitent de certaines situations pour se faire valoir auprès des expérimentés, pour que ceux-ci acceptent de leur transmettre leurs savoirs comme nous l'avons vu en cuisine et au cinéma.

En plus des lieux et des moments, plusieurs déterminants organisationnels peuvent influencer la transmission. Parmi ceux-ci on retrouve notamment l'importance des contraintes temporelles, de la charge de travail et de la gestion des ressources humaines particulièrement en ce qui a trait à l'aménagement des conditions d'accueil et d'orientation des novices et du soutien des personnels expérimentés. Des éléments tels que l'innovation organisationnelle, la formation et la flexibilité peuvent également jouer un rôle déterminant. De plus, nos résultats montrent que la prévention des problèmes de SST est abordée dans la transmission mais qu'elle relève davantage d'initiatives individuelles que de mécanismes formels dans les organisations.

Cette étude montre que les déterminants influençant la transmission qui se situent à différents niveaux organisationnels, sont interdépendants, et que moins les niveaux supérieurs de l'organisation sont engagés à soutenir la transmission, plus la charge ou la responsabilité revient aux individus et aux gestionnaires de proximité qui sont à ce moment-là les seuls à pouvoir influencer la situation. Cependant, les observations ont révélé, en cours de recherche, qu'il est possible de mettre en place des mesures visant à atténuer l'effet défavorable de certains aménagements organisationnels.

L'étude laisse entrevoir des coupures possibles de transmission. Ce n'est pas nécessairement parce que les travailleurs expérimentés ne veulent pas s'impliquer, les raisons semblent plus provenir d'une certaine détérioration dans le travail. Cette coupure de transmission relève plus de questions de définition de métier, de valeurs et de problèmes éthiques. Dans le contexte actuel de vieillissement de la main-d'oeuvre et de vague d'embauche importante, c'est une question très préoccupante.

Cette étude a aussi permis de faire évoluer le schéma conceptuel des différents déterminants de la transmission au travail. Enfin, plusieurs suggestions d'aménagements organisationnels de même que diverses pistes de recherche à entreprendre sont proposées.

Abstract

In developed economies such as Québec's, we are witnessing the aging of the labour force and early retirement among the babyboomer generation, as well as the influx of new workers. While retirements have always been a part of organizational realities, the current context points to major problems regarding how to make the transition and ensure the preservation of organizational (or corporate) memory. The challenge of job knowledge transmission is therefore being felt most acutely, and aging workers may be called upon to play a key role in this regard. This research project looked specifically at this role of aging workers. It sought to identify both the conditions conducive to the transmission of occupational knowledge and the obstacles to the process, ultimately to prevent both a loss of expertise and the exposure of workers of all ages to occupational health and safety (OHS) risks.

This interdisciplinary project included embedded case studies of four occupations: film technicians, home-help aides, homecare nurses, and food service helpers. These occupations were selected using the following criteria: a recognized high OHS risk; the presence of an aging workforce; the researchers had some knowledge of the work activity and work strategies developed in these occupations; interest was shown and requests were made by the work sectors involved. These occupations were also chosen because they allowed comparisons to be drawn between production and service occupations, between more or less atypical forms of work, and between more or less structured organizations. To report on this complex issue, data were collected from a variety of sources: 19 individual interviews of managers and worker representatives; 40 interviews of experienced and novice employees; 23 days of observation of the work activity and knowledge transmission activities; observation of 15 work meetings of different types in which home-help aides and homecare nurses participated; five group interviews; observation of four days of vocational training; administrative documents; and data on the workforce and on occupational injuries and absences for health problems in recent years. In addition, local follow-up committees and one overall research follow-up committee were formed.

The study results showed that learning an occupation is a complex process that continues throughout a person's working life. Even when vocational training exists, it alone does not suffice. In fact, experiential knowledge is developed mainly by having to deal with concrete work situations. This process of learning to deal with real-life situations may take more or less time, depending on the occupation, before all aspects are mastered. In other words, novices who are starting a job in a workplace must build their expertise on the basis of their specific work context. It is precisely at this time that experienced workers can play a key role in organizations because they have already developed this context-based knowledge.

In this study, characteristic activity situations or CASs (situations d'action caractéristiques) were identified using an approach focused on the work context and on the mobilization of the knowledge needed in these situations rather than on how the situations are classified. CASs are situations that are particularly vital to performance of the work; they recur frequently, and the ability to handle them is developed through learning in context. In fact, formal training (when it exists) does not prepare workers to handle these CASs, and novices must therefore learn to do so on the job. Analysis of these CASs revealed the complexity of the knowledge used and required to handle these situations. This knowledge serves to achieve many objectives: work efficiency, product or service quality, and protecting the worker's own health and that of others. These situations are replete with occupational knowledge and prudent knowledge, which are manifested in interwoven forms and derive from technical, relational, and work-related organizational dimensions that are an important part of the knowledge to be transmitted.

Analysis of these CASs also shed light on the workers' strategies and the compromises made to take into account the particular context in which the activities were being carried out. It was found that these compromises evolve over time for they depend on the work demands, on the workers' state of health and fatigue levels, and in the service occupations, on the particular characteristics of each clientele and how they evolve.

The fact that both novice and experienced workers are involved in CASs therefore allows the latter to pass on the knowledge, strategies, and compromises learned through job experience, as well as the reasons for the choices made.

This CAS-based approach facilitated the verbalization of this knowledge because it focused on situations that actually occur in the work involved.

Another finding of the study was that the knowledge transmission activity, whether formal or not, has an inevitable collective dimension. The activity is built in a two-person relationship dynamic between experienced and novice workers, but also with the support of a strong and stable work collective. These two aspects of the knowledge transmission process are inseparable.

The study also showed that more experienced workers have a key role in the transmission of knowledge to, and the integration of, novices. They care about passing on their knowledge and about helping to shape the next generation of workers. They have much to say about the work and they want to say it.

To do so, they develop many knowledge transmission strategies. The fact that more experienced workers have a need to pass on their knowledge can be put to good use by organizations if they equip these workers properly and entrust them with this new role. Likewise, novice workers have a role to play in learning how to perform their occupation. The more able the novices are to adopt behaviours consistent with the occupational culture, the faster they will be integrated into the work collective. And it is precisely this access to the work collective that opens the doorway to learning opportunities through the transmission of job knowledge.

Meetings and the possibility of exchanging ideas about the occupation are essential conditions to knowledge transmission. Thus, any reduction in these opportunities and forums for discussion has a direct impact on knowledge transmission. The transmission activity is opportunistic in the sense that in a given situation, experienced workers tend to pass on knowledge that can be generalized to similar situations or to draw novices' attention to more remote determining factors that explain the situation in order to increase the scope of their knowledge. Knowledge transmission is also opportunistic in the sense that new employees take advantage of certain situations to increase their own worth in the experienced workers' eyes so that the latter are willing to pass on their knowledge, as we witnessed in the institutional kitchen and film technician contexts.

In addition to times and places for exchanges, a number of organizational factors can also affect knowledge transmission. These include notably the magnitude of the time constraints, workload, and human resources management particularly as regards the organization of conditions for orienting and integrating novices and ensuring support from experienced workers. Factors such as organizational innovation, training, and flexibility can also play a determining role. Our results further indicate that the topic of prevention of OHS problems may come up in the knowledge transmission process, but that this depends more on individual initiatives than on formal mechanisms put in place within organizations.

This study showed that the factors influencing knowledge transmission at various organizational levels are interdependent, and that the less involved the higher-level managers are in supporting this transmission, the heavier the load or responsibility borne by individual workers and local managers, who in this case are the only persons that can influence the situation. However, our observations revealed that it is possible to introduce measures to mitigate the unfavourable impact of certain organizational decisions.

It further suggests that possible ruptures occur in the transmission process, not necessarily because experienced workers do not want to become involved, but rather because of a deterioration in the work environment. These ruptures would appear to stem more from issues related to the definition of the occupation, values, and ethical problems. In the current context of an aging labour force and a major round of hiring, this is a matter of great concern.

The study also allowed us to modify the conceptual schema of the various factors involved in successful knowledge transmission in the workplace. Lastly, it offers a number of suggestions for organizational improvements and various research avenues that should be pursued.

ISBN

9782896316144

Mots-clés

Gestion des connaissances, Knowledge management, Main d'œuvre, Humanpower, Formation professionnelle, Vocational training, Industrie cinématographique, Film industry, Soins à domicile, Home care, Personnel infirmier, Nursing personnel, Aide-soignant, Nurse aide, Personnel de soutien, Employee, Travail aux cuisines, Cooking, Centre de services sociaux, Social services center, Travailleur âgé, Older worker, Jeune travailleur, Young employee, Enquête par entrevue, Interview survey, Étude de cas, Case study, Québec

Numéro de projet IRSST

0099-5910

Numéro de publication IRSST

R-740

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